« Concurrence fiscale entre Etats de l’Union Européenne et optimisation agressive des très grandes entreprises pour échapper à l’impôt, ma demande d’une action résolue de l’Europe » par Marietta KARAMANLI

Le 6 octobre 2015 je suis intervenue lors d’une réunion de la commission des affaires européennes de l’Assemblée Nationale qui examinait un rapport de mes collègues Isabelle Bruneau et Marc Laffineur sur la lutte contre l’optimisation et la concurrence fiscales entre Etats membres de l’Union Européenne.
Précédemment j’étais déjà intervenue à plusieurs reprises pour demander une action sur ce sujet par les autorités compétentes. Il s’agit ni plus ni moins que de lutter contre les montages complexes, mais légaux, qui permettent aux grandes entreprises d’échapper totalement ou partiellement à l’impôt en localisant leurs profits là où le fisc est le plus clément.
Par ailleurs le développement du numérique permet à certaines grandes entreprises d’échapper à l’impôt car une dissociation se fait entre les endroits où elles ont leur siège et où elles réalisent en réalité leur activité. Il s’agit notamment de ce qu’on nomme les géants de l’internet, les « GAFA » (Google, Apple, Facebook et Amazon) : pour faire simple impôt sur les sociétés est régi en France par le principe de territorialité ce qui veut dire que seules les activités qui y sont exercées sont susceptibles d’être imposées alors que les dites entreprises n’y localisent que peu de moyens.
J’ai donc interrogé les rapporteurs en demandant que ces différentes problématiques soient prises en compte insistant sur trois sujets : les modalités de taxation des activités commerciales sur le net ( par exemple une taxation en fonction du nombre d’utilisateurs…); les mécanismes qui font que des entreprises installées en France paient des redevances pour des brevets et marques pour des sociétés qui, à l’endroit où elles sont résidentes, bénéficient d’un régime fiscale favorable ; la nécessité pour l’Europe (le bon niveau pour agir efficacement) d’intervenir sans délai et efficacement pour lutter contre ces montages et autorisations données par certains Etats membres.
Des mesures doivent être prises, selon moi, dans ces trois domaines pour permettre une vraie concurrence entre entreprises et non pas entre Etats participant au même ensemble politique et économique.


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Commission des affaires européennes,
III. Communication de Mme Isabelle Bruneau et M. Marc Laffineur sur l’Union européenne et la lutte contre l’optimisation fiscale

Mme Isabelle Bruneau, corapporteure.

M. Jean-Claude Juncker l’a dit devant le Parlement européen : « Nous avons besoin de plus d’Europe, de plus d’Union et de plus d’équité dans notre politique fiscale ». La lutte contre l’évasion fiscale « agressive », c’est à dire l’utilisation abusive de mécanismes légaux – c’est en cela qu’elle se distingue de la fraude – afin d’échapper à l’impôt, est aujourd’hui une nécessité mondiale, partagée par les grands États et les principales organisations internationales.
Pour l’Union européenne, cette question est aussi révélatrice de dysfonctionnements : l’utilisation abusive des libertés offertes par le marché unique – que ce soit la liberté de circulation des hommes, avec l’abus des travailleurs détachés, ou la liberté de circulation des capitaux qui conduit parfois au pillage des ressources fiscales des États, et donc à un surcroît d’impôt pour leurs populations – sape des fondements essentiels de la construction européenne.
Comme le souligne la Commission européenne, de telles pratiques « constituent un obstacle au partage équitable de la charge entre les contribuables, à l’exercice d’une concurrence loyale entre les entreprises et à l’instauration de conditions égales pour tous les États membres en matière de collecte de l’impôt sur les bénéfices ;»
À nos yeux, il est inacceptable que certains États européens, appartenant ou non à l’Union européenne, se comportent en « prédateur » et en « receleur » d’une fraude fiscale qui nuit gravement aux intérêts de leurs partenaires.
Or, jusqu’à présent, la réponse de l’Union européenne n’a pas été à la hauteur des enjeux. Des projets essentiels pour la coordination des fiscalités nationales, comme par exemple l’harmonisation de l’assiette de l’impôt sur les sociétés, sont bloqués car dans le domaine de la fiscalité, les décisions relèvent de l’unanimité, très difficilement atteignable, et nous avons acquis au cours de nos déplacements la certitude de la persistance de ce blocage.

Le contexte international est toutefois favorable à une évolution. En effet, sous l’influence des États Unis et de leur législation FACTA (« Foreign Account Tax Compliance Act », adopté en mars 2010), un véritable mouvement international a été engagé pour lutter contre l’optimisation fiscale des groupes multinationaux, à l’origine d’un phénomène de transfert et d’érosion des bases de la fiscalité des entreprises. Relayé en Europe par la France et l’Allemagne, ce mouvement a permis progressivement de convaincre certains de nos partenaires, comme le Royaume-Uni, l’Autriche, les Pays-Bas, le Luxembourg, frileux à l’idée de remettre en cause leur attractivité fiscale, de la nécessité d’une action commune dans la lutte contre l’évasion fiscale.
Sous l’impulsion du G 20, l’organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a présenté un plan d’actions complet le 19 juillet dernier – qui visent à faire évoluer les règles de la fiscalité internationale pour mettre un frein à l’évasion fiscale qui se développe à partir des dispositions destinées à éviter les doubles impositions.
Parmi les actions visées figurent les montages hybrides, l’utilisation abusive des conventions, les aspects des actifs incorporels touchant aux prix de transfert, les obligations de documentation des prix de transfert, la préparation d’un rapport qui recense les problèmes posés par l’économie numérique et les mesures possibles pour y répondre.
Le rapport présente ce plan en détail, je n’y reviens donc pas ici, retenons-en l’idée générale : l’alignement des droits d’imposition sur l’activité économique. C’est aussi cette idée qui inspire les propositions que nous formulerons.

La Commission européenne, à son tour, en a fait une priorité politique et a agi, de deux manières :
dans le cadre de ses pouvoirs propres de contrôle des aides d’État, elle a engagé, depuis juin 2014, des enquêtes en vertu des règles en matière d’aides d’État à l’encontre de sociétés pour vérifier que ces dernières ne jouissent pas d’un régime fiscal destiné à favoriser leur implantation, plus favorable que pour les entreprises nationales. Son objectif est de déterminer si les avantages fiscaux sélectifs engendrent des distorsions de concurrence au sein du marché intérieur C’est une démarche prometteuse ;
– relayant au niveau européen les chantiers engagés dans le cadre de l’OCDE sur l’amélioration de la transparence, les rénovations des règles de répartition des bénéfices, la neutralisation des situations abusives et des effets dommageables de régimes fiscaux préférentiels, elle a fait, le 18 mars dernier, des propositions pour mieux lutter contre la concurrence fiscale nuisible, l’érosion des bases fiscales et le transfert des bénéfices. L’élément clé de ce « paquet de transparence fiscale » est sans nul doute la proposition de directive visant à introduire l’échange automatique et régulier, entre les États membres, de leurs rescrits fiscaux.
Outre les prix de transfert, il est essentiel à nos yeux que l’Union européenne relaie très rapidement au niveau européen trois de actions identifiées par l’OCDE : l’amélioration des instruments juridiques de lutte contre les pratiques abusives, la lutte contre la concurrence fiscale dommageable et l’adaptation aux défis posés par le développement de l’économie numérique.

Mme Marietta Karamanli.

Le développement de l’économie numérique impose, vous l’avez dit, de revoir la conception de la territorialité de l’impôt sur les sociétés. Plusieurs pistes de réflexion sont ouvertes, comme par exemple une taxation en fonction du nombre d’utilisateurs. Quelle est la position de nos partenaires ? Quels obstacles à une telle révision identifiez-vous ?
La concurrence fiscale est réelle, s’appuyant sur la déductibilité des intérêts, un régime favorable aux revenus des brevets et des marques, etc.
La lutte contre l’optimisation fiscale agressive est une condition nécessaire à la relance de la construction européenne, comme le note le point 5 de vos propositions de conclusions. Il conviendrait donc d’inviter les États membres et la Commission à agir dans un délai resserré.

Le texte de la résolution adoptée

La commission a ensuite adopté à l’unanimité les conclusions suivantes :
« La Commission des Affaires européennes,
Vu l’article 88-4 de la Constitution,
Vu les articles 114 à 116 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne,
Vu la communication de la Commission européenne au Parlement européen et au Conseil sur la transparence fiscale pour lutter contre la fraude et l’évasion fiscales, du 18 mars 2015 (COM (2015) 136 final),
Vu la proposition de directive du Conseil modifiant la directive 2011/16/UE en ce qui concerne l’échange automatique et obligatoire d’informations dans le domaine fiscal du 18 mars 2015 (COM (2015) 135 final),
Vu la décision de la Commission du 17 juin 2015 instituant le groupe d’experts de la Commission « Plate-forme concernant la bonne gouvernance dans le domaine fiscal, la planification fiscale agressive et la double imposition » et remplaçant la décision C (2013) 2236 final,
1. Se félicite des propositions de la Commission européenne destinée à favoriser la lutte contre l’optimisation fiscale agressive et accueille avec satisfaction l’annonce de l’adoption à l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) du plan de lutte contre l’érosion des bases taxes et le transfert de bénéfices ;
2. Relève que cette action est placée par la Commission européenne au premier rang de ses priorités, ce qui ne peut que susciter une approbation sans réserve ;
3. Souligne que le développement de l’économie numérique impose de modifier la conception de la territorialité de l’impôt sur les sociétés ;
4. Souhaite que le projet en cours de discussion d’harmonisation des bases de l’impôt sur les sociétés permette d’apporter une solution à cette question ;
5. Note que la lutte contre l’optimisation fiscale agressive est une condition nécessaire à la relance de la construction européenne et estime que l’Union européenne doit agir rapidement dans ce sens ;
6. Considère que la question fiscale doit être intégrée dans le droit de la concurrence, en sanctionnant non seulement les sociétés bénéficiant de rescrits faussant la concurrence − en exigeant d’elles la restitution de l’avantage obtenu − mais aussi les États qui les ont accordés, par une action en manquement contre ces derniers;
7. Demande que soit offerte la possibilité d’exclure des appels d’offre en matière de marchés publics les entreprises filiales de groupes domiciliés dans les États figurant sur la « liste grise » de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), c’est-à-dire les États qui, bien qu’ayant promis de se conformer aux nouvelles règles, ne les appliquent pas, ou qui ne s’y conforment que partiellement ».
IV. Examen de textes soumis à l’Assemblée nationale en application de l’article 88-4 de la Constitution