« Loi portant interdiction de la dissimulation du visage : un texte insatisfaisant par son caractère général et ses difficultés d’application et l’absence de mesures d’accompagnement éducatif en vue de lutter contre les atteintes en privé à la dignité des femmes » par Marietta KARAMANLI

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Le gouvernement a fait adopter par l’Assemblée Nationale 13 juillet dernier un projet de loi portant interdiction de la dissimulation du visage en public. Le groupe des députés socialistes, radicaux et citoyens s’il est d’accord pour lutter contre des pratiques ne permettant pas l’identification utile des personnes dans les lieux publics et lorsqu’elles signifient la soumission des femmes à un régime patriarcal d’origine religieuse s’est inquiété de l’absence de suivi par le gouvernement des suggestions faites par Conseil d’Etat (plus haute juridiction administrative intervenant comme conseil juridique ) qu’il avait lui-même saisi et qui lui avait fait part de la possible non conformité des dispositions envisagées vu leur caractère général au droit constitutionnel et international. Il s’est étonné aussi de l’insuffisance de réponses motivées à ses interrogations sur les conditions d’application et du défaut de toute mesure éducative pour limiter et empêcher de telles pratiques faites hors les lieux publics. Pour ces raisons, les député socialistes, radicaux et citoyens se sont abstenus. Je suis intervenue personnellement dans la discussion en commission le 16 juin puis dans la discussion publique le 7 juillet sur ces thèmes.


1) En commission des lois avec mon collègue député Jean Glavany

Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République, Mercredi 16 juin 2010, Séance de 10 heures, Compte rendu n° 69, Présidence de M. Jean-Luc Warsmann, Président

Audition, ouverte à la presse, de Mme Michèle Alliot-Marie, ministre d’État, garde des sceaux, ministre de la Justice et des Libertés, sur le projet de loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public (n° 2520) (M. Jean-Paul Garraud, rapporteur)

Mme Marietta Karamanli.

Je vous remercie, madame la ministre d’État, pour les explications que vous avez apportées. Néanmoins, permettez-moi de vous poser plusieurs questions.

La première concerne la notion d’espace public. Englobe-t-elle tous les lieux ouverts au public ? Qu’en est-il des espaces de communication audiovisuelle ? Pourra-t-on interdire le port du voile à des personnes qui participent à une émission de télévision publique ? On peut d’autant plus se poser la question qu’un arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 14 mars 2006 a reconnu l’espace public d’Internet.

S’agissant des sanctions, le Conseil d’État estime dans son étude que l’amende ne constitue pas, à titre principal, une réponse adaptée. Il écarte la piste du stage de citoyenneté, mais suggère une autre possibilité : l’injonction de médiation sociale. Pourquoi le projet ne retient-il pas cette solution ?

Se pose enfin la question de l’éducation. Quelles mesures envisagez-vous pour amener les femmes à abandonner le port du voile intégral ?

M. Jean Glavany.

Il est temps de clore ce débat sur lequel nous nous sommes souvent opposés.
Il y a un consensus sur le fait qu’il n’y a aucune indulgence à avoir pour des pratiques qui ne sont pas des pratiques religieuses, mais bien des pratiques intégristes et extrémistes. En revanche, nous sommes pour notre part très réticents, voire opposés à une interdiction générale.

S’agissant de l’applicabilité, madame la ministre d’État, vous avez pris l’exemple d’un conducteur de bus dans un quartier difficile. Croyez-vous vraiment qu’il sera plus facile au policier de faire respecter l’interdiction dans la cité, 100 mètres plus loin ? Dans tous les cas, l’application sera très difficile. Ce n’est donc pas l’argument principal.

Le point essentiel est qu’en faisant le choix d’une interdiction générale, vous prenez un double risque juridique, par rapport à la Constitution et par rapport à la Convention européenne des droits de l’homme, qui est aussi le risque de faire un formidable cadeau aux extrémistes. Ce risque-là, nous ne voulons pas le prendre.

Par ailleurs, je poserai quatre questions.
La première porte sur les fondements juridiques. Vous dites que le principal d’entre eux est l’ordre public, mais le texte ne l’évoque pas ! J’ai bien compris que vous faisiez le pari que le Conseil constitutionnel adopterait la conception qu’a le Conseil d’État de l’ordre public social, mais pourquoi ne pas faire référence à l’ordre public tout court ? À l’inverse, vous dites que la dignité est plus fragile juridiquement €“ et j’en suis d’accord €“ mais vous l’évoquez dans l’article 4€¦
Ma deuxième question porte sur le risque constitutionnel. En matière de libertés, en effet, toute la tradition de notre droit veut que l’autorisation soit la règle, et l’interdiction l’exception. Dès lors, l’interdiction générale n’est-elle pas problématique ?

Troisième question : le risque de non-conformité à la Convention européenne des droits de l’homme. Dans l’arrêt Arslan, la Cour européenne des droits de l’homme a condamné la Turquie pour une interdiction générale de ce type ; et c’est précisément pour cette raison que le maire de Barcelone, qui l’avait envisagé dans un premier temps, ne prend pas le risque d’une interdiction générale.

Ma dernière question est d’un autre ordre. Les femmes qui portent le voile intégral sont d’abord des victimes, que ce soit d’une idéologie ou d’une personne. L’amende ne devrait-elle pas être infligée seulement après un stage de citoyenneté ou une médiation sociale, en cas de récidive ?

2) En séance publique

Assemblée nationale XIIIe législature, Session extraordinaire de 2009-2010, Compte rendu intégral, Première séance du mercredi 7 juillet 2010

Mme Marietta Karamanli.

Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, c’est d’une loi symbolique et, d’une certaine façon, médiatique, par son sujet et surtout par son écho que nous débattons actuellement.

Le symbole dont il est question, on peut le résumer comme la volonté d’étendre, sans y accepter aucune dérogation, une règle générale communément acceptée et quasi unanimement appliquée dans notre pays, selon laquelle on doit voir et reconnaître le visage de l’autre €“ de tous les autres €“ dans l’espace public, et ne pas accepter que des femmes, même en nombre infime, par choix extérieur, intériorisé ou contraint, en fassent différemment.

L’histoire montre que le droit n’est pas seulement un ensemble de normes, mais surtout un ensemble de solutions qui ne se séparent jamais des cas qui leur ont donné naissance. L’invention de chacune de ces solutions s’est faite par spéculation, c’est-à-dire au moyen d’une opération intellectuelle qui accepte le doute et la prudence et vise à ce qu’une règle générale modifie vraiment une réalité dans le sens de la justice et de la dignité des personnes.

Malheureusement, notre droit est peu à peu devenu un système formel éloigné de la réalité €“ et votre projet n’échappe pas à ce mouvement, madame la garde des sceaux.

Les débats montreront si le Gouvernement tient compte de notre volonté de revenir à la réalité.

Trois sujets suscitent des questions pratiques qui ne trouvent pas, pour le moment, de réponse satisfaisante.

La première interrogation a trait au périmètre d’application de la loi. Les notions d’espace public et de lieux ouverts au public sont plus délicates à déterminer qu’il n’y paraît. De façon générale, on peut définir l’espace public comme étant celui où une personne n’est pas protégée contre le regard d’autrui. Mais dans ce cas, tous les lieux privés ouverts au public, quelle qu’en soit la nature, entrent-ils dans cette définition ? L’espace public englobe-t-il l’espace de la communication audiovisuelle ? Pourra-t-on interdire le port du voile aux personnes participant à une émission politique ? Ces questions et d’autres ne manqueront pas de se poser.

La mesure d’interdiction aurait dû être définie de façon stricte, la limitation circonstanciée et, en quelque sorte, proportionnée à des objectifs légitimes d’ordre public et de sécurité. Vous posez, il est vrai, une interdiction générale pour lutter contre des atteintes à un ordre que vous définissez comme « sociétal », mais votre ordre est à géométrie partielle, comme je le montrerai plus loin.

Le deuxième sujet d’interrogation est la nature de la sanction. Dans son étude effectuée à la demande du Gouvernement, le Conseil d’État estime que l’amende n’est pas, à titre principal, la réponse adaptée à la question du port du voile intégral. Il dit que si le montant de l’amende est trop élevé, elle ne sera jamais infligée, et que s’il est trop faible, elle pèsera néanmoins lourdement sur les personnes les plus modestes, sans pour autant dissuader les autres.
Surtout, l’amende ne présente qu’un caractère dissuasif, et non pédagogique. L’étude du Conseil d’État écarte aussi la piste du stage de citoyenneté, qui ne permet pas d’appréhender le phénomène dans toute sa complexité. En revanche, elle suggère la possibilité d’une injonction de médiation sociale, jugée plus adaptée à la diversité des situations, notamment au regard des motifs de la dissimulation du visage. On ne peut traiter de la même façon le port du voile intégral et le port de la cagoule. Pourquoi le projet de loi n’a-t-il pas retenu cette possibilité, qui aurait permis d’assortir la sanction d’un accompagnement de l’individu, en vue de l’amener à réfléchir sur son comportement, que la loi stigmatise désormais ?

Mme Michèle Alliot-Marie, ministre d’État, garde des sceaux, ministre de la justice et des libertés.

Mais c’est dans le texte, madame Karamanli !

M. Guy Geoffroy.

On ne doit pas parler du même texte !

Mme Marietta Karamanli.

De plus, le stage a la particularité de rassembler ceux qui n’acceptent pas la loi, ou qui l’acceptent mal, alors que la médiation a le souci d’ouvrir les contrevenants à une autre vision, afin de les aider à modifier leur perception des choses. À cette question, le Gouvernement n’a pas répondu, malgré les demandes exprimées par les députés socialistes.

M. Jean-Paul Garraud, rapporteur.

C’est dans le texte !

Mme Marietta Karamanli.

On ne doit pas parler du même texte !

M. Guy Geoffroy.

C’est bien ce que je disais !

Mme Marietta Karamanli.

Enfin, la troisième interrogation porte sur l’absence de toute référence à l’éducation.
Le projet de loi ne vise à aucun moment, que ce soit dans les motifs, le dispositif ou l’étude d’impact, le rôle clef de l’éducation pour faire abandonner les pratiques de dissimulation du visage adoptées en privé pour des motifs religieux ou de croyance, et qui peuvent être tout aussi attentatoires à la dignité des femmes.
Selon moi, la dissimulation du visage subie et pratiquée dans un endroit privé est aussi attentatoire à la dignité des femmes que celle pratiquée en public. Si la fin de la dissimulation du visage dans les espaces publics est un objectif affiché, c’est la fin de cette pratique en tous lieux, lorsqu’elle signifie une contrainte matérielle ou psychologique, qui devrait être recherchée. Mais le projet de loi ne fait aucune mention du mot « éducation ».
L’histoire de notre pays montre pourtant que la République, à chaque fois qu’elle a cherché à limiter des actes relevant de la religion qui nuisaient aux droits des citoyens, l’a fait en liant cette limitation au développement de l’éducation et, pour reprendre littéralement l’expression de Condorcet, en augmentant la « masse des lumières ». Le progrès moral, au sens où il désigne les mÅ“urs, ne s’entend que par l’éducation.

M. Guy Geoffroy.

Les deux sont liés !

Mme Marietta Karamanli.

Plus les hommes et les femmes sont disposés à raisonner « juste » par l’éducation et non par la tradition, la croyance ou le mimétisme, plus leur vie est libre et plus notre démocratie s’assagit.

J’ai eu beau lire votre projet, je n’y ai trouvé aucune mesure pour que les femmes qui intériorisent l’interdit de montrer leur visage puissent réfléchir et soient aidées à renoncer à ce comportement.

Lors de la discussion des articles, je ne manquerai pas, avec mes collègues du groupe socialiste, de défendre toute mesure susceptible d’améliorer ce projet de loi qui se veut une grande loi sociétale, afin de contribuer à ce que l’on n’aboutisse pas à une simple loi d’affichage ou d’apparence aux effets limités.

(Applaudissements sur de nombreux bancs du groupe SRC.)