Marietta KARAMANLI « Le net au service de l’économie : une innovation majeure ; la nécessaire confiance entre consommateurs et entreprises ; une régulation souhaitée et souhaitable »

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Le 23 septembre, j’ai participé à une rencontre organisée au Palais Bourbon par La Fondation Jean Jaurès sur le thème de « La protection des données personnelles, un frein à l’économie numérique européenne? ». Cette rencontre était organisée avec la FEPS, l’ESCP et le réseau Trans Europe Experts.
Je suis intervenue dans le débat aux côtés de Gilles Finchelstein, directeur général de la Fondation Jean-Jaurès, Judith Rochfeld, professeur à l’Ecole de droit de la Sorbonne, Université Panthéon-Sorbonne, IRJS, Trans Europe Experts et David Chekroun, professeur à ESCP Europe, Fondation Jean-Jaurès. Le débat lui-même a rassemblé Nicolas Colin, co-fondateur de TheFamily, membre de la Commission nationale de l’informatique et des libertés, Romain Perray, avocat, spécialiste du droit des données à caractère personnel, Fabrice Rochelandet, économiste/spécialiste du marché des données à caractère personnel, Catherine Trautmann, ancienne ministre, ancienne députée européenne et moi-même.
L’introduction, elle-même, a été faite par Axelle Lemaire, secrétaire d’Etat chargée du Numérique auprès du ministre de l’économie, de l’industrie et du numérique.
Mon propos n’a été ni uniquement économique, ni exclusivement juridique. J’ai souhaité revenir sur ce que représentent le net et son utilisation pour des milliards d’individus à savoir une innovation majeure dans les relations sociales et un facteur de développement des échanges. Je me suis arrêtée après sur ce que suppose son utilisation pour qu’il soit un facteur économique majeur de notre époque et que traduit, me semble-t-il, le mot confiance.
J’ai terminé en évoquant l’accompagnement que suppose son appropriation collective à savoir une régulation. Autrement mon propos s’est articulé autour de trois mots : innovation ; confiance ; régulation.


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Retrouvez l’audio de cette rencontre à partir du lien suivant.

Vous trouverez le texte ayant servi de base à mon intervention.

La protection des données à caractère personnel un frein à la compétitivité d’une entreprise ?
Madame la Ministre,
Cher-e-s Ami-e-s,
Tout d’abord, je souhaite vous remercier pour cette invitation à venir débattre d’un sujet important à savoir « La protection des données à caractère personnel» en essayant de savoir si celle-ci est, comme le propose le titre de notre rencontre, « véritablement un frein à la compétitivité d’une entreprise ».

I Internet : une innovation majeure qui modifie d’abord les relations sociales

Même si cela paraît un peu décalé, je souhaite revenir un peu sur l’importance des échanges électroniques dans la vie économique et sociale.
La mise en réseau et le partage quasi-instantané entre un grand nombre d’acteurs d’informations en nombre quasi illimité est un facteur d’innovation.
Le net accélère les échanges.
C’est un facteur aussi de fécondation des processus marchands.
Mais si son importance économique est grande, elle ne doit pas être surestimée.

D’une part, avant le net des progrès considérables avaient été opérés.
Ainsi l’invention du télégraphe à la fin du 19ème siècle a marqué un changement considérable.
Il fallait deux à trois semaines pour transmettre un message à travers l’Atlantique.
Le télégraphe a réduit ce temps à 20 ou 30 minutes soit une augmentation de 2000-3000 fois la productivité, si j’ose dire, de l’envoi.
L’Internet, lui, a encore réduit le temps d’envoi à quelques secondes soit un facteur comparable mais in fine moindre.
Plus fondamentalement, à y bien regarder et même si notre assemblée n’est pas totalement représentative de ce point de vue, seule une minorité, a vu son travail réellement modifié par internet.
A l’inverse, l’impact des échanges électroniques est très fort dans le domaine des échanges marchands, des loisirs et des relations sociales.

Il suffit d’aller un peu partout dans le monde pour constater que les individus sont autant physiquement avec vous qu’immatériellement et par la pensée avec d’autres échangeant des données et des informations sur eux.
Pour la plupart des gens, l’effet est plus de rester en contact avec d’autres personnes et d’échanger des informations entre elles et sur elles et moins de modifier leur productivité au travail.
Comme le signale l’économiste Ha-Joon CHANG, les études ne montrent pas une révolution de la productivité économique liée seulement et intrinsèquement au net.
A l’inverse notre capacité à gérer toutes ces informations souvent personnelles, parfois intimes et nous caractérisant de façon, si j’ose dire irréductible, est, elle limitée.
Ces informations sont en situation d’être gérées par d’autres, des entreprises qui entendent donner à ces données une valeur commerciale.
Venons-en maintenant à ce qui est nécessaire pour que les individus et les entreprises puissent y trouver chacun leur compte et que l’insuffisance d’organisation ne soit pas un facteur de méfiance entre les entreprises, les consommateurs et citoyens.
Autrement dit évoquons la nécessaire confiance.

2 La nécessaire confiance pour que les consommateurs / citoyens et entreprises trouvent leur compte aux échanges économiques sur le net

Une économie ce ne sont pas que des entreprises et des consommateurs, faisant prévaloir dans leurs relations un intérêt calculé par la seule satisfaction d’un besoin non relié à d’autres préoccupations.
L’économie ce ne sont pas des acteurs désincarnés, ce sont des personnes situées et des organisations qui prennent des décisions en fonction d’éléments objectivés.
Cote consommateurs et/ou citoyens, les individus sont aussi préoccupés par la sécurité et la qualité que leur offrent les services proposés par le net et auxquels ils contribuent comme payeurs ou utilisateurs.
Sont en jeu le renforcement du recueil du consentement, le droit à l’information de la personne concernée, l’étendue du droit d’accès aux données ou encore le droit d’opposition au traitement et le droit à l’oubli sur le net.
Les consommateurs arbitrent et ont la capacité d’arbitrer entre plusieurs actes : acheter ; échanger ; préserver leur identité ; garder leur intimité ; protéger leurs échanges.
Il faut accepter que les individus aient plusieurs schémas d’identit逦et là, ce n’est pas pathologique.
Cote entreprises, les organisations qu’elles constituent prennent des décisions en fonction d’éléments objectivés.
Elles ont besoin d’un cadre clair et sécurisé pour le faire.
On le voit, dans bien des secteurs (agroalimentaire, santé, jouets€¦), l’absence ou l’insuffisance de sécurité ou de qualité amènent à un retrait des consommateurs face aux produits.
En face, les entreprises entendent anticiper ces interrogations, craintes ou refus en choisissant d’adapter leur offre, leurs produits et leurs processus à une demande « sociale » d’une meilleure sécurité et d’une plus grande qualité.
Il n’en est pas autrement concernant l’usage de données personnelles par les entreprises.
Reste, dans ces conditions, à savoir qui peut imposer et fixer le plus finement les règles garantes de la poursuite de ces objectifs.
A l’évidence l’Union européenne est aujourd’hui celle qui peut, en partenariat avec les Etats qui restent les régulateurs les plus efficaces, accompagner un tel mouvement.
Cette dimension de l’accompagnement peut prendre la forme d’une régulation par une norme.

Si la norme est impérative, elle aura été discutée, contredite.
Ces principes sont de nature me semble- t-il à rassurer et rassembler consommateurs et citoyens et entreprises en leur offrant un cadre équilibré.
Venons maintenant à la régulation souhaitée et souhaitable.

3 Une régulation souhaitée et souhaitable

Réguler en l’espèce c’est fixer des objectifs et des règles en matière détention, de conservation, de transfert et de protection des données.
C’est aussi contrôler le respect des règles.
Et c’est sanctionner, si besoin est.
En l’espèce le juge européen et sur les autorités politiques mènent cette régulation.
Le juge européen, une intervention significative
Ce n’est pas le pouvoir politique qui en Europe a été le plus rapide pour prendre les premières décisions en matière de régulation.
La Cour de justice de l’Union européenne a ainsi rendu deux décisions importantes relatives aux données personnelles au cours des derniers mois :

  dans une décision du 8 avril 2014, elle a invalidé la directive sur la rétention des données télécoms, qui permettait aux opérateurs de stocker entre six mois et vingt-quatre mois les données de téléphonie des utilisateurs ;

  dans une décision du 13 mai 2014, elle a considéré que l’exploitant d’un moteur de recherche pouvait être tenu responsable du traitement de données personnelles figurant sur des pages web publiées par des tiers.
Plusieurs entreprises exploitant des moteurs de recherches ont, à la suite, mis en Å“uvre des formulaires dit d’« oubli » .
L’intervention du pouvoir politique ou la recherche d’un équilibre
Antérieurement la Commission européenne a présenté deux textes législatifs de natures distinctes :

 une proposition de règlement général relatif à la protection des données personnelles ;

 une proposition de directive portant plus spécifiquement sur la protection des données policières et judiciaires.
La proposition de règlement de la Commission européenne prévoit d’alléger les obligations des entreprises, en supprimant l’obligation systématique de déclaration préalable à la mise en Å“uvre d’un traitement automatisé de données personnelles.
En contrepartie, les responsables de traitement seraient soumis à des exigences de sécurité accrues.
Elle prévoit parallèlement de nouveaux droits pour les citoyens.
Je citerai notamment le « droit à l’oubli numérique » et la garantie d’un « droit à la portabilité des données ».

La proposition de la Commission européenne étend également le champ d’application territorial des règles européennes de protection des données personnelles .
Des points encore en discussion appellent une vigilance particulière.
Des questions de fond encore en discussion.
Je ne prendrai que deux exemples.
Une attention particulière doit être portée au système de gouvernance proposé par le règlement. La proposition prévoit un système de « guichet unique » afin de simplifier les démarches des entreprises.
Une seule autorité de contrôle serait compétente pour juger des éventuelles atteintes à la règlementation par une entreprise disposant d’établissements dans plusieurs États membres ou si le traitement concerne des citoyens résidant dans plusieurs États membres.
Dès la publication de la proposition, cette question est celle qui avait fait l’objet des plus vives critiques de la part de l’Assemblée Nationale qui a souligné le risque que les entreprises cherchent à s’implanter dans des États membres réputés plus accommodants en la matière, ainsi que la complexité d’un tel système pour les citoyens européens.
La nouvelle proposition est plus satisfaisante que celle proposée initialement. Un mécanisme de coopération systématique entre le guichet unique et les autorités de contrôle concernées serait mis en place, et permettrait notamment aux citoyens de n’avoir directement à traiter qu’avec l’autorité de leur Etat de résidence .
D’autres sujets de fond restent à aborder.
Le système des sanctions fait l’objet discussions entre la commission et le parlement européen : 250 000 euros ou 2% dans le texte de la Commission européenne et jusqu’à 100 millions d’euros ou 5% du chiffre d’affaires annuel mondial d’une entreprise lorsque celle-ci viole les règles européennes pour le Parlement.
Est posée aussi la question de la subordination de tout transfert de données par des entreprises soumises au droit de l’Union européenne, à des autorités publiques de pays tiers, à l’accord d’une autorité ou d’un contrôleur européens.

Je terminerai par une réflexion sur l’appropriation collective du sujet.
L’appropriation collective du sujet
Pour moi clairement la question de la protection des données personnelles y compris dans sa dimension économique est une question politique, qui doit être réglée au niveau politique et ne peut se contenter d’un traitement par des décisions juridictionnelles.
Pour moi aussi clairement une participation active des parlements nationaux est nécessaire ;
j’ai pris l’initiative de la rencontre interparlementaire qui s€˜est déroulée la semaine passée à Paris car je crois que les parlements nationaux continuent de créer du débat public et évidemment produisent de la délibération politique, toutes choses qui donnent son sens à la loi comme expression de la volonté générale.
Je le dis, ici, ce qui manque à l’Europe c’est peut-être le moment du débat public et de la délibération politique préalables à toute appropriation par les citoyens des décisions les plus fortes au moment où elles vont être transcrites dans le droit.
A n’en pas douter notre rencontre de ce soir participe et contribue à l’appropriation collective.
J’en remercie la Fondation Jean Jaurès.