Le 29 novembre 2019 j’ai eu l’honneur d’être invitée par les organisateurs à présider la première mâtinée d’un colloque consacré au principe de précaution et plus précisément « Les approches de précaution comme outil de gouvernance : Contribution au droit de l’innovation »
Mon propos a été axé sur l’émergence du principe, à sa non déclinaison par la loi aux différents domaines concernés(hors Constitution) et par l’importance prise par l’expertise dans la décision d’agir ou non.
Je remercie les enseignants -chercheurs de cette initiative de nature à faire émerger des questions et aussi des éléments de compréhension et de réponse à l’occasion d’échanges fructueux et rigoureux.
Marietta KARAMANLI
Matinée
Sous la présidence de Marietta Karamanli, Députée de la Sarthe
I/ L’approche de précaution, mode « d’environnementalisation » du droit
9h50 : Les impacts de la constitutionnalisation du principe de précaution en droit de l’urbanisme
Sylvie Caudal, Professeur émérite de l’Université Jean Moulin Lyon 3
10h00 : Les effets du principe de précaution en matière de réchauffement climatique
Sarah Cassella, Professeur à l’Université du Mans
10h10 : Les effets du principe de développement durable sur l’entreprise
Valérie Lasserre, Professeur à l’Université du Mans
Discussion : Marietta Karamanli, Députée de la Sarthe
Franck Pilard, Directeur régional du développement et de la stratégie de Veolia à Nantes
II/ L’approche de précaution comme limite aux échanges
11h15 : Les approches de précaution dans les accords internationaux de libre-échange
Sabrina Robert-Cuendet, Professeur à l’Université du Mans
11h25 : Les approches de précaution en droit de l’Union européenne
Nicolas de Sadeleer, Professeur à l’Université de Saint Louis (Belgique)
11h35 : La diversité culturelle et la précaution
Lilian Hanania, Avocate et médiatrice au barreau de Paris, docteure en droit
Mon propos
Je souhaite tout d’abord remercier les organisateurs et les enseignants chercheurs de m’avoir invitée à cette manifestation qui traite de la façon dont le droit, les juristes et la société abordent et traitent du principe du principe de précaution.
Mon propos s’articulera autour de trois idées
C’est un principe récent dont le périmètre d’application est vaste.
C’est un principe qui modifie la responsabilité de ceux qui décident ou ne décident pas.
C’est un principe qui renvoie aux connaissances et à l’expertise privée et publique.
Un principe récent, qui s’affirme concrètement
Mmes Les Professeurs Casella et Lasserre ont eu non seulement la bonne idée de faire de cette thématique un colloque mais aussi de l’inscrire dans une perspective transversale.
– Droit de la santé,
– droit de l’urbanisme,
– droit de l’environnement,
– droit financier international,
– droits internationaux privé et public notamment dans leur dimension de régulation des échanges commerciaux,
– droit dans l’entreprise, entre autres pour ce qui relève de l’innovation et des nouvelles technologies…
On le voit, ce principe peut se décliner si ce n’est à l’infini du moins dans une immense variété de disciplines juridiques et de situations.
Pour faire simple, ce principe vise à prendre en compte des risques hypothétiques, non confirmés scientifiquement mais dont la possibilité peut être identifiée à partir de connaissances et évidement à en tirer des conséquences tant du côté des décideurs que du côté des citoyens, usagers et tiers.
Il est apparu en droit de l’environnement, il a essaimé et trouve donc à s’appliquer plus largement.
Il semble être apparu dans les années 1970, dans des dispositifs juridiques peu ou pas contraignants.
Je note que ce droit souple hier un peu dédaigné devient dans notre monde complexe une source de droit manifeste…je note qu’il y a quelques années le Conseil d’État l’évoquait comme un « droit mou » et qu’il en fait aujourd’hui un sujet d’étude sérieux évoquant un « droit souple »…
Cette petite digression n’est pas anodine car elle traduit la façon dont certains phénomènes juridiques apparaissent et finissent par s’imposer.
Ainsi la Déclaration de Rio, adoptée par la conférence des Nations unies sur l’environnement et le développement réunie en juin 1992, se référait au principe de précaution dans son « principe 15 ».
Dans le même ordre d’idées l’accord sur l’application des mesures sanitaires et phytosanitaires de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), dit « accord SPS », a posé en 1994 le principe de précaution, comme pouvant justifier pour des raisons sanitaires de déroger aux principes du commerce international et à sa liberté.
Dans son arrêt du 27 septembre 1997 sur l’affaire relative au projet Gabcikovo Nagymaros, la Cour internationale de justice a évoqué la nécessité de prendre des mesures de précaution pour préserver l’environnement.
À partir de 2009, la Cour européenne des droits de l’homme, qui avait déjà reconnu le droit à bénéficier d’un environnement sain et respectueux de la santé au titre de la protection de la vie privée, a également reconnu le principe de précaution sur le fondement de l’article 8 de la convention, relatif au droit au respect de la vie privée et familiale.
Dans le cadre de l’Union européenne, le principe de précaution est cité pour la première fois par le traité de Maastricht signé le 7 février 1992. Il figure à présent à l’article 191 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, selon lequel « la politique de l’Union dans le domaine de l’environnement (…) est fondée sur les principes de précaution et d’action préventive, sur le principe de la correction, par priorité à la source, des atteintes à l’environnement et sur le principe du pollueur-payeur ».
Enfin, si le droit international et le droit européen connaissent le principe de précaution, qui trouve ainsi à s’appliquer, peu de constitutions européennes voire seulement la nôtre en fait un droit de valeur constitutionnelle opposable et déclinable.
Sachant que d’autres États arrivent au même résultat mais sans une proclamation de portée générale.
J’en viens à ma deuxième idée
C’est un principe qui modifie le champ de la responsabilité de ceux qui décident… ou ne décident pas
Comme plusieurs interventions et contributions le diront (ou l’ont dit), il n’y a pas, à proprement dit, un texte législatif ou réglementaire qui décline le principe à la diversité des situations mentionnée et au cas de chacune d’entre elles ; néanmoins les juges et la jurisprudence y font de plus en plus référence.
Je note que ce constat peut être fait avec un autre concept, le droit à la sécurité des patients qui en droit de la santé n’existe pas formellement mais auquel renvoient pratiquement d’autres droits : droit aux soins adaptés, droit à proportionnalité des avantages par rapport aux inconvénients face aux risques…) etc…
Un autre élément de convergence constaté ici, c’est que « si on sait quelque chose et que l’on peut prendre des mesures qui évitent ou limitent le risque encouru et la diminution de droits », le décideur peut et devrait agir…c’est l’idée « qu’on peut éviter si on sait ou que si on sait on devrait éviter »
C’est donc l’idée de la responsabilité des décideurs, ceux qui ont le pouvoir de faire ou ne pas faire (car l’abstention peut aussi être dommageable)…qui s’impose !
J’en viens maintenant à ma 3ème idée qui est que
C’est un principe qui renvoie à l’état des connaissances et à l’expertise qu’elle soit privée ou publique
Un des défis auxquels les décideurs sont confrontés est de fonder leur décision sur un avis, une recommandation ou une expertise scientifique qui soient à la fois :
- « indépendants,
- et
- « aussi objectivement fondés que possible, élaborés à partir des connaissances disponibles et de démonstrations accompagnées d’un jugement professionnel. »
Je reprends ici la définition de l’expertise telle que donnée par le CNRS.
Une partie de la difficulté vient de ce que le jugement professionnel dont il est fait état recouvre souvent non seulement ce que l’expert sait mais aussi ce qu’il préfère, et ce, de façon plus ou moins consciente, plus ou moins volontaire…
Cela renvoie aussi au sens de la question qui est posée aux experts par les décideurs finaux et à l’interprétation donnée de la réponse par ceux qui vont l’utiliser.
Cette remarque de bon sens n’est pas aussi anodine que cela.
Ce point devrait être pris en compte.
Cela éviterait certaines ambiguïtés sur et toute demande d’expertise devrait préciser :
- qui demande ?
- qu’est-ce qu’on a demandé (sécurité, qualité du service rendu, rapport bénéfice / risque…) ?
- quels sont les effets pris en compte et avec quel horizon de temps?
- à qui l’a-t-on demandé ?
- et sur la base de quelles compétences et de quelles expériences ?
Certes ceci est complexe mais c’est parce que c’est complexe qu’on doit bien l’expliquer (du moins tenter de le faire).
J’en viens maintenant aux conditions qu’il me paraît utiles de faire vivre dans le débat public.
J’en citerai cinq :
- la transparence, elle doit avoir non seulement pour finalité de qualifier ou disqualifier un expert en cas de conflits d’intérêts mais aussi d’exposer les raisons pour lesquelles l’expert a été choisi et qualifié ;
- la collégialité, elle est de nature à conforter la confiance dans l’expertise. Elle fait présumer de la mise en œuvre d’une intelligence collective ;
- la contradiction vise, elle, à chercher « une » vérité, et est de nature à rassurer sur la prise en compte d’éléments n’allant pas tous dans le même sens ;
- le doute ; il faudrait aussi que le décideur soit capable de dire « on ne sait pas » mais « si on ne fait pas il se passera ceci ou cela », en quelque sorte le décideur final devrait être en mesure de faire prévaloir l’existence d’une option de référence (situation contrefactuelle) ; « ne rien faire a tel effet ou telle conséquence ». Autrement dit, il s’agirait de mesurer l’écart entre ce qui arriverait après la décision et ce qui serait arrivé en l’absence de décision ;
- enfin la prise en compte du temps ; le temps, marquant l’horizon à partir duquel la décision est éclairée mériterait d’être précisé et il serait utile d’indiquer d’éventuels scénarios de mise en œuvre en fonction de l’état des connaissances, des circonstances et des effets escomptés ; la fixation d’un délai de réévaluation devrait être autant que possible envisagé.
On le voit l’application du principe de précaution conduit à s’interroger non seulement sur sa portée mais aussi sur les conditions de sa mise en œuvre.
Celles que j’ai définies sont en quelque sorte, côtés scientifique et technique, le pendant de ce que l’on attend d’un bon juge, à savoir qu’il soit indépendant, qu’il fonctionne en collégialité, qu’on accepte la contradiction, qu’on fasse faisant appel au doute et qu’on accepte de revoir dans le temps ce qui a été décidé à un moment.
Merci pour votre attention.
Marietta KARAMANLI