« Fiscalité du numérique, l’enjeu économique des plates-formes sur le net, la nécessité de l’impôt sur leur activité, la question d’une fiscalité analogue sur l’ensemble des entreprises transnationales dont la valeur se crée ailleurs que là elles sont domiciliées fiscalement » par Marietta KARAMANLI

Le 18 septembre 2018, j’ai participé à une rencontre sur le thème de l’Économie numérique & de la concurrence équitable. A cette occasion, j’ai pu développer plusieurs questions que le législateur doit se poser avant de légiférer en France et en Europe.

D’une part, les plateformes (de Google à Amazon en passant par Uber et autres), constituent un enjeu à la fois économique mais aussi un défi pour nos droits.

D’autre part, se pose la question du principe de la fiscalité à avoir et à appliquer et du bon niveau pour qu’elle soit efficace ; est ce au niveau de chaque Etat, de l’Union Européenne  ou encore d’un ensemble d’Etats comme ceux de l’OCDE.

Enfin comment impose-t-on ? L’idée est-elle de taxer de façon spécifique les revenus des entreprises technologiques générés dans chaque Etat ou de taxer selon une même méthode toutes les entreprises transnationales dont la valeur se crée ailleurs…il y a, en effet, d’autres entreprises et d’autres secteurs concernés.

J’ai tenté d’esquisser des réponses à ces interrogations sachant que, dans le cadre des travaux de l’Assemblée Nationale, je suis chargée d’un rapport avec un autre collègue sur la taxation et la fiscalité du numérique.

Pour faire simple, mes réponses sont respectivement :

  • Il faut faire participer toutes les entreprises gagnantes du nouveau secteur à la richesse collective ;
  • Il faut taxer à un niveau « supérieur » aux seuls Etats nationaux car toutes les tentatives de «Taxe Google» à l’échelon national ont échoué ; il existe aujourd’hui un consensus pour dire qu’il faut agir au niveau international ;
  • Nous aurons du mal à trouver un système qui ne s’applique qu’aux plateformes du numérique et à justifier de mettre en place un mode d’imposition qui ne s’applique qu’à elles.

Le texte ayant servi de base à mon intervention

Mesdames, Messieurs,

Tout d’abord, je souhaite remercier les organisateurs de cette manifestation importante de m’avoir invitée à prendre la parole sur un sujet important : celui du développement de l’économie numérique et de la nécessité d’en assurer un cadre qui en garantisse l’équité.

Mon propos, bref, sera centré sur trois idées essentielles qui, loin de clore le débat, doivent l’ouvrir en ce sens que les propositions à faire doivent tenir compte à la fois /

-de la spécificité du domaine

mais aussi

– de points partagés ou communs avec d’autres secteurs économiques.

Dans un 1er temps je rappellerai l’enjeu que représente dans nos vies quotidiennes et l’économie ce secteur nouveau.

Dans un 2ème temps je m’interrogerai sur le bon niveau de régulation, mon propos sera centré sur la fiscalité, qu’il implique ou nécessite.

Enfin dans un 3ème temps je poserai la question de la singularité, ou non, que cette régulation fiscale porte.

1 Tout d’abord, l’enjeu du développement du numérique vu sous l’angle des plateformes.

La stratégie pour un marché unique du numérique est l’une des grandes priorités de la présidence actuelle de la commission de l’Union européenne.

Sur le fond, les plateformes numériques cristallisent les grands enjeux du marché unique numérique : elles mettent en lumière de nouvelles relations économiques (entre clients et fournisseurs, entre partenaires commerciaux, entre employeurs et travailleurs), aux enjeux variables selon leur taille et leur pouvoir de marché.

Leur responsabilité, en tant que diffuseur de contenu, dans le respect des droits de propriété intellectuelle et dans la protection des droits des citoyens et notamment des mineurs, est un autre grand sujet.

Je vois ainsi deux grands sujets.

Les plates-formes sont au coeur des interactions entre acteurs dans la production et la diffusion de biens et de services ; et elles automatisent les relations entre les parties prenantes de l’entreprise (fournisseurs, clients, salariés, etc.).

A ce double titre, elles changent une partie de la donne économique.

De plus les plateformes peuvent constituer un moyen de « privatisation » (au sens d’une prise de contrôle par des grandes entreprises privées) sur un nombre significatif de services, et ce, hors de toute régulation.

Comme le dit Evgeny Morozov, chercheur et spécialiste du numérique « Ces technologies permettent très facilement de tout gérer, les objets et les personnes, comme des produits qui s’échangent sur un marché ».

Elles collectent des informations et peuvent s’immiscer dans la vie des personnes.

Pour les relations entre les plateformes et leurs partenaires commerciaux, aussi appelées relations « b to b », il s’agit, entre autres, d’examiner les potentiels abus de position dominante exercés par certaines plateformes majeures.

Pour faire simple, les plateformes nécessitent pour le législateur deux points de vigilance.

–              le modèle économique, tant du côté des plates-formes visant à économiser du temps tout en proposant une optimisation (ex Google) que de celles offrant une interface entre demandes et services (ex Uber) et de la nécessaire régulation de leurs activités pour maintenir soit des services d’un autre type, soit lutter contre le monopole qu’elles constituent ;

–              la propriété des données collectées et le droit pour les personnes d’y consentir, d’y accéder, de les récupérer et de les « faire » oublier.

Ici, seul le 1er point retiendra notre attention.

Il y a donc, vous l’avez compris, la nécessité d’un consensus pour réguler et faire participer toutes les entreprises gagnantes du nouveau secteur à la richesse collective.

C’est l’enjeu de la taxation et de la fiscalité du numérique pour laquelle l’Assemblée Nationale a engagé des travaux et avec mon co-rapporteur, Monsieur Eric BOTHEREL nous entendons faire des propositions.

J’en viens à mon 2ème point, à savoir le principe de la régulation fiscale et son niveau pertinent.

Avec les plateformes, tout l’enjeu est de concilier

– d’un côté l’incitation à l’innovation, qui passe par un marché fluide et la limitation des barrières règlementaires nationales,

Et

– d’un autre côté, l’obligation de respecter des principes de responsabilité ainsi que de ne pas abuser d’une position dominante pour les plateformes les plus importantes pour ne pas échapper à des obligations fiscales et / ou faire leur marché de l’Etat « le moins disant », en plan fiscal.

Avec les entreprises transnationales du numérique dont les activités sont globalisées et désormais mondialisées, une régulation fiscale efficace ne peut plus se concevoir qu’à un échelon international.

Toutes les tentatives de «Taxe Google» à l’échelon national ont échoué.

Il existe donc un consensus pour dire qu’il faut agir au niveau international

Pour faire simple, une majorité d’Etats de l’Union européenne pense que c’est le niveau européen qui s’impose.

Mais tous les Etats de l’Union ne sont pas d’accord.

Certains d’entre eux, par ailleurs accusés de tirer profit de leur fiscalité avantageuse vis-à-vis de ces entreprises, sont en effet opposés au projet de la Commission.

Ils avancent deux raisons majeures.

La première est que taxe proposée jouerait contre les intérêts de l’Europe en compliquant la coopération internationale en matière de fiscalité et en risquant de déclencher des mesures de représailles des partenaires de l’UE.

Une proposition alternative serait alors celle d’une discussion générale au niveau de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).

La deuxième objection est que le principal projet de taxation qui consiste à définir une « présence numérique » des entreprises, et à appliquer une taxe sur les revenus des dites entreprises du numérique sur le territoire de l’Union, ne tiendrait pas compte de la similarité de leurs activités avec celles d’autres secteurs économiques.

Mon 3ème point porte ainsi sur ce que j’ai nommé, en introduction, la question  de la singularité, ou non, de la régulation fiscale souhaitable.

Vous l’avez compris au niveau de l’UE, l’objectif est de trouver un modèle de taxation où l’activité qui est faite dans certains Etats par les plateformes du numérique sera mieux taxée.

La situation de concurrence entre Etats leur permet en effet de transférer une partie de leurs bénéfices vers les Etats membres à faible imposition.

L’idée est donc de taxer les revenus des entreprises technologiques générés dans chaque Etat.

Cela pose la question plus générale des entreprises transnationales dont la valeur se crée ailleurs…il y a d’autres entreprises et d’autres secteurs concernés.

Je pense qu’on aura du mal à trouver un système qui ne s’applique qu’aux plateformes du numérique et à justifier de mettre en place un mode d’imposition qui ne s’applique qu’à elles.

Je suis donc d’avis qu’il faut intégrer les spécificités du numérique dans un cadre plus large.

Cela reviendrait à harmoniser à l’échelle européenne la définition de ce qu’est un bénéfice imposable dans chacun des 28 Etats de l’Union, quelle que soit l’activité des entreprises transnationales.

Concernant les entreprises du numérique, il conviendrait aussi d’adopter un nouveau critère de mesure de la présence «numérique» d’une entreprise dans un pays.

Classiquement il existe trois critères traditionnels permettant d’évaluer l’activité d’une entreprise dans un pays : 1) ses actifs tangibles, soit ses bâtiments et ses usines, 2) son personnel et 3 ses ventes, ici c’est le chiffre d’affaires. L’idée est d’en ajouter un quatrième, le volume de données personnelles collectées, qui constitue le seul élément non délocalisable.

Des propositions ont été faites du côté du Parlement européen, qu’il conviendrait d’approfondir.

Il a été ainsi proposé de mesurer le volume de données personnelles collectées, qui constitue le seul élément non délocalisable.

Pour conclure cette intervention déjà trop longue au regard des nombreux sujets abordée, je souhaiterais résumer mon propos en disant :

Oui, il faut mettre en place une fiscalité qui permette à tous les acteurs économiques de participer à la richesse collective, y compris les entreprises transnationales du numérique.

Oui, le cadre européen et international est le seul qui soit adapté à cet objectif.

Oui, il faut un cadre unique, mais un cadre unifié pour l’ensemble des activités économiques et non seulement celles du numérique.

Je vous remercie pour votre attention.

Marietta KARAMANLI